Mercredi, lors d’une pause (ou plutôt, d’un acte suicidaire) avec une demoiselle-collègue et surtout amie, on s’apprêtait à rentrer sagement chez nous pour nous remettre à nos devoirs d’étudiantes, lorsqu’un monsieur, qui marchait en sens inverse, nous a coupé dans notre bref élan de motivation.
Il voulait qu’on appelle un foyer pour SDF, qu’ils viennent le chercher.
A notre « on n’a pas le numéro, comment vous voulez qu’on appelle… » il a rétorqué « vous pouvez allez demander l’annuaire au café, à côté ? S’il vous plait... »
Un peu moins naïve de base que d’habitude (eustress), je lui ai demandé pourquoi il ne pouvait pas aller le demander lui-même, l’annuaire. « Vous savez, moi j’suis un SDF. Ils s’en foutent, eux, vous savez. J'suis SDF. J’suis rien. »
Et puis, il a soulevé son pantalon pendant que je lui disais « non non, c’est pas la peine », laissant voir sa jambe gauche, entre rougeâtre et violette.
Plus les secondes de contact défilent, et plus vous vous sentez impliqué(e)s.
« S’il veut pas se déplacer, c’est qu’il fait le fainéant. Nous on se déplace pas. »
Alors, avec Melle C., on est allées demander au monsieur (qui de debout était passé à avachi sur une marche) s’il voulait qu’on appelle le samu social.
« Ben d’accord, mais j’veux pas aller à l’hôpital hein, dites leur bien, surtout pas l'hôpital, j’veux aller au foyer, pas à l’hôpital. »
Il a eu le temps de nous demander trois fois une cigarette, la seule chose ait dit à haute et intelligible voix, répondant « Ah, c’est bien ça, vous avez raison » à nos « Non, on fume pas ! »
Bien sûr, le taxi pour SDF, ça n’existe pas.
Après m’avoir demandé son nom, ce qu’il avait, et où il se trouvait, la dame au téléphone m’a dit : « Il faut qu’il attende votre monsieur, y a un bus qui va passer. La tournée vient de démarrer.
- Oui mais, combien de temps ?
- Ah ça j’peux pas vous dire. Peut être d’ici deux heures, mais ça peut être dans la nuit aussi… »
J’ai pas osé lui dire qu’il allait moisir sur son trottoir. Mais il a compris.
En rentrant, j’ai pensé au cours de Régine : elle nous expliquait la désintrication psyché/soma, en l’illustrant avec le cas des SDF qui ne ressentent plus la douleur physique. Et c'est vrai que c'est le premier que je croise qui dit qu'il souffre, physiquement.
Il était surement en train de commencer à la quitter, la rue. Ou alors il y était depuis peu. Ou il utilise d’autres mécanismes de défense. Enfin bref .
J’y pensais plus. Jusqu’à il y a quelques heures, à l’intérieur de l’engin bleu dans lequel on a tout intérêt à se tenir dans les virages.
Un homme allongé par terre, très pâle. Deux autres personnes debout, s’approchant de lui avec une couverture de survie.
A 200 mètres de là où on l’a laissé mercredi.
Evidemment, le temps de se dire "merde" , de réfléchir, tant pis, l’acculturation attendra un peu plus, d’entendre les sirènes, d’appuyer sur « arrêt demandé » et de faire demi-tour, les pompiers étaient déjà repartis.
Plus aucune trace, rien.
Comme le monde est petit, il n’est pas impossible que ce soit l’externe de mon entretien de recherche qui s’en soit occupé.
Oui, les gens de la rue, ce sont exclusivement les externes qui s’en occupent.
Les internes et les Docteurs (surtout) ont bien trop peur de salir leurs belles blouses blanches.
"T’as pas envie d’y aller parce que c’est de la misère plus que de l’urgence, mais ils sont ouverts, ils ont une grosse plaie là donc va falloir les recoudre… Mais t’as pas envie d’y aller quoi. Tu vas y aller, tu sais que ça va puer, ‘fin…"
Je me dis qu’il n’est pas impossible non plus qu’il soit mort à l’heure qu’il est, et que personne ne connaisse son nom.
Qu’il soit juste un corps non identifié, au niveau moins quatre du CHU.
Vous me direz, y a plein de gens qui sont ramassés par les pompiers ou le samu social, chaque jour.
Sauf que lui, c’est pas « plein de gens », mais Thierry Aubert.
Je lui devais au moins une note.
vendredi, juin 13, 2008
Une banale histoire d’asymétrie : nous debout les mains dans les poches, lui avachi par terre.
Publié par Rose Noire , à 13:30
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2 commentaires:
Peut-être ne pourront-ils pas le connaître, son nom, à l'hôpital...
Ben oui, c'est bien ça qui me travaillait... J'ai prévenu l'externe en question, qui j'espère me tiendra au courant si la trace de ce monsieur est retrouvée.
Donc en gros, s'il est mort.
Maintenant ce serait bien que j'arrive à rester centrée sur mes dossiers pour les trois malheureux jours restants...
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